Les Algériennes
L'ESCLAVE
Esclave ! esclave ! moi !... sais-tu bien, l'homme libre,
Ce que c'est qu'un esclave ? au sein de ta cité,
Et lorsque l'air natal à ton oreille vibre,
Tout parfumé de liberté,
Si tu rêves jamais chaînes, tourmens, naufrage,
Tortures et captivité,
Ton cœur indépendant te montre l'esclavage
A travers la trompeuse image
Du miroir de la liberté.
As-tu vu le coursier qu'affranchit la nature,
Etre dompté par nous et porter un lien ?
Le lion, roi captif, sous une grille obscure,
Avec fureur ronger son frein ;
Loin de l'immensité des célestes royaumes
L'oiseau, sous des barreaux affreux,
Plaintif et prisonnier sur la terre où nous sommes,
Dans l'asile borné des hommes,
Languir en exilé des cieux ?
Cela n'est rien encor : l'esclave est un mélange
De grandeur, de noblesse, et de servilité.
Son âme plane aux cieux, son corps est dans la fange.
Il plie, il courbe sa fierté,
Lorsque son cœur bondit de rage et de vengeance :
C'est un assemblage infernal
De l'abrutissement et de l'indépendance,
De l'orgueil, de l'obéissance :
L'esclave est un homme animal.
Un homme avec ses goûts, un homme avec son âme,
Ses désirs, ses penchans, sa fière volonté,
Son génie éclatant et d'audace et de flamme,
Un homme avec sa dignité,
Un animal soumis et frappé par un traître,
Avec son affreux châtiment,
Avec ses vils travaux, l'opprobre de son être,
Un animal avec son maître
Et tout son avilissement.
Que n'avez-vous, cruels, augmenté mon entrave,
Enfermé ma pensée, abruti mon esprit,
Enchaîné mon cœur d'homme avec mon corps d'esclave
Dans votre repaire maudit !
Et toi qui m'as donné ma servile existence
Avec ton funeste présent,
Pourquoi donc me laisser, aveugle Providence,
Ce sentiment d'indépendance
Qu'un dieu nous imprime en naissant !
Et tu peux bien permettre, ô Justice divine,
Que moi, guerrier Français, vieilli sous mon drapeau
Je voie un vil bâton rouvrir sur ma poitrine
Les blessures de Marengo !
Moi, sous le ciel brûlant du Maure despotique,
Rencontrer la servilité !
Et captif dans Alger, voir le soleil d'Afrique
Dessécher le laurier antique.
Que l'Égypte avait respecté !
A labourer leur terre il faut encor descendre !
Sans doute, ô ma patrie, heureux et sans rougir,
J'aurais cent fois versé mon sang pour te défendre,
Et mes sueurs pour te nourrir ;
Et laissant respirer la troupe dissipée
De nos ennemis abattus,
Loin des camps et du bruit, ma main inoccupée
Aurait déposé son épée
Pour le soc de Cincinnatus.
Mais nourrir l'étranger qui vient river ma chaîne :
Etre exposé, vendu !... mais devenir encor
D'intrépide soldat marchandise Africaine
Qu'un maître possède à prix d'or !
Un maître !... Ce mot tue, et d'horreur il pénètre
L'âme du Français révolté,
Lui qui n'a point d'esclave et qui n'a point de maître,
Qui sous son drapeau voit paraître
La victoire et la liberté.
La Liberté ! parfois, vaine et trompeuse idole,
Je l'aperçus planant sur mon pays lointain,
Non comme elle parut sous les flammes d'Arcole,
Sur les flottes de Navarin,
Lorsqu'à ses fiers accens, pleins d'un charme invincible,
On vit des peuples se mouvoir ;
Non cette liberté céleste, irrésistible
Ornant son front mâle et terrible
D'un rayon magique d'espoir ;
Mais elle m'apparut ironique et cruelle,
De son bras dédaigneux me désignant mes fers,
Et plus perfide encore, alors qu'elle était belle,
Me lançant des regards amers,
A mon cœur torturé rappelant son délice ;
Une semblable liberté,
Qui me montre des fleurs et double mon supplice,
Ne semble-t-elle pas complice
Des maux de la captivité ?
Mais il se peut qu'un jour, loin d'augmenter mes peines,
Calme et pure elle enchante un cœur qu'elle accabla.
Il faut sécher des pleurs, il faut briser des chaînes,
Les Français ne sont-ils pas là !
Déjà de maint héros du Caire et de Plaisance
La mort glaça les nobles cœurs,
Mais les braves guerriers ne meurent pas en France,
Et le tocsin de la vengeance
Éveillera nos défenseurs !
Il dit, son maître arrive, il s'éloigne en silence,
Et l'écho du barbare a répété : Vengeance.