La Femme
LA CREOLE
Oh ! Nous t'aimons ici, notre sœur d'Amérique,
Blanche aux yeux noirs, perle des mers.
Nos aïeux sont les tiens, Française du tropique
Nous vivons sous des cieux divers :
A toi les bananiers, les palmistes immenses,
A nous le chêne au large front :
Dans deux mondes, ma sœur, nous habitons deux Frances
Qu'un navire unit comme un pont.
Tu charmes les marins ainsi que la sirène ;
Dieu t'a posée au bord des eaux :
Sur le grand Océan, le plus fier capitaine
Rêve à tes longs yeux, doux flambeaux ;
Et, la voile en avant, le vaisseau cingle et vole ;
Car un double aimant souverain
Le dirige : le pôle attire la boussole,
Et la Créole le marin.
Ardents comme tes cieux, ton cœur et tes prunelles
S'illuminent d'un feu vermeil ;
Car la femme chez toi vole des étincelles
Au brillant foyer du soleil ;
Et l'heureux voyageur qui parcourt l'Amérique
Y voit des bijoux à foison :
Il trouve dans le nid le colibri magique,
La Créole dans la maison.
De peur qu'un maringouin ne trouble ta mollesse,
Il te faut, sous ton ciel brûlant,
La moustiquaire en gaze ; et l'on voit la déesse
A travers le nuage blanc.
Dans l'habitation, maîtresse étincelante,
Tout un peuple noir suit tes pas ;
Ton trône est un hamac, ô reine nonchalante,
Et ta couronne est un madras.
C'est assez te bercer, et vivre avec paresse
Entre ton perroquet, ton singe et ta négresse.
Du hamac, enfermant ton corps souple et douillet,
Sors comme un jeune oiseau s'échappant du filet ;
Car ta main doit sécher des pleurs, briser des chaînes.
Prends pitié de tes noirs, marchandises humaines ;
Sous leur masque de jais l'âme apparaît et luit,
Comme une étoile en feu, rayonnant dans la nuit.
Pitié pour la nourrice, aux belles dents d'ivoire,
Qui donne à ton enfant, malgré sa couleur noire,
Un amour toujours pur et du lait toujours blanc.
Pitié pour le bon nègre, à l'œil étincelant,
Qui, la nuit, à son tour, vient veiller à ta porte :
Un coutelas reluit dans sa main large et forte,
Mais son arme protège au lieu de massacrer :
Femme, l'esclave armé pourrait te déchirer
Comme un tigre, et pourtant te garde comme un dogue.
Mais ton Andrèse accourt ; c'est la négresse en vogue ;
Et sous les tamarins chacun dit : « la voilà ! »
Quand, au son du tambour, dansant le bamboula,
Elle apparaît superbe, avec ses dents de perle,
Flexible comme un cygne et noire comme un merle.
Le camisa la drape avec ses plis mœlleux ;
Elle a de larges traits et des cheveux laineux,
La lèvre épaisse et noire, une taille de reine,
Et des yeux de brillants sous un beau front d'ébène.
Mais le vice est déjà dans ses regards de feu.
Prends-lui la main, fais-la marcher plus près de Dieu ;
Apprends-lui le devoir, et la pudeur craintive
Qu'on voit toujours frémir comme la sensitive.
Elle a ton âge, enfant tu la traitais en sœur ;
Tu ne peux de ton front lui donner la couleur :
Oh ! du moins donne-lui la blancheur de ton âme !
Mais une fraîche brise adoucit l'air de flamme ;
Tu cours dans la forêt sans nul chemin frayé,
Surprenant l'agouti qui bondit effrayé.
Tes noirs vont en avant : Apollon le superbe,
Jupiter, qui le soir revient tout chargé d'herbe,
Adonis aux cheveux crépus... les voici tous.
Leur coutelas te trace un chemin à grands coups,
Abattant devant toi la branche qui résiste,
Et la plante couchée au pied du grand palmiste,
Ce monument de Dieu bâti pour les oiseaux.
Des perroquets bavards jasent sur les rameaux,
Et des flamants de pourpre étalent magnifiques
Leurs manteaux d'empereur, sur des arbres magiques.
Pauvres noirs ignorants ! L'existence est pour eux
Comme la forêt vierge aux massifs ténébreux :
Nul sentier n'est tracé. Jeune femme, à l'ouvrage ;
Marche en avant ! Indique à l'esclave sauvage
La foi, second soleil de son beau ciel de feu,
Le mariage saint, cette chaîne de Dieu ;
Sois forte, et tire-le du vice et de sa vase :
Dis au nègre qu'il faut près de lui, dans la case,
Sa femme et son enfant, comme il faut au palmier,
Pour s'attacher à lui, pour venir l'égayer,
Sa liane fleurie avec son oiseau-mouche.
Fais marcher aux vertus ce peuple encor farouche ;
A ton tour, sers de guide, et, de ta blanche main,
Écarte la broussaille et trace le chemin.
Mais déjà la nuit vient, et tu rentres... La cloche
A sonné la prière, et chaque esclave approche,
Joint les mains devant toi, vient prier simple et bon,
Naïf comme l'enfant, noir comme le démon,
Ou dans les livres saints lit encore inhabile,
Et l'on dirait Satan épelant l'Évangile.
Deux cents Noirs t'entourant, bel ange radieux,
Redisent avec toi : « Notre père des cieux. »
La jeune et tendre blanche, au teint couleur de l'âme,
Les instruit doucement ; et tous ces cœurs de flamme
S'élancent au Seigneur, pieux et délirants :
Car tout cherche son Dieu, les petits et les grands ;
L'esclave travailleur, tout ployé sous sa gerbe,
Le roi couronné d'or : comme l'aigle superbe
Le petit moucheron vole vers le soleil.
Si tu vois des enfants sans baisers au réveil,
De pauvres enfants noirs, que leur mère abandonne,
Tu leur dis : « Venez vite à moi, je serai bonne. »
Chaque jour tu leur mets les pieds au droit chemin,
Une vertu dans l'âme, un livre dans la main,
Pour qu'ils vivent plus tard purs, libres sur vos plages,
Tu greffes tout ton cœur sur ces rameaux sauvages ;
Aux enfants délaissés tu rouvres un bercail,
Jeune Vincent de Paul au collier de corail.
Mais entends-tu ces cris, douce blanche, beau cygne ?
On châtie un esclave !... Oh fais tomber d'un signe
Le fouet du commandeur, ce nègre aux yeux ardents !
Au chien noir du berger fait donc rogner les dents,
Et qu'il ne suive plus le troupeau pour le mordre !
Oh ! plus de châtiments ! parle, on suivra ton ordre ;
Pour activer l'allure et presser les travaux,
Il faut les éperons dans les flancs des chevaux,
Mais c'est le dévouement qu'il faut au cœur de l'homme.
Dans un duel hardi, le nègre, cet atome,
Peut contre un fouet sanglant croiser son coutelas :
L'homme sait se plier, et se courber bien bas ;
Mais c'est comme l'acier qui bientôt vous échappe,
Qui se ploie un instant, se redresse et vous frappe.
Femme, viens détacher tous ces colliers de fer,
Et ces chaînes blessant leur âme avec leur chair.
Épure, élève, instruis ces coeurs bruts. Va, courage !
Plus tard la liberté finira ton ouvrage :
Tout ce qui rampe est vil, tout ce qui plane est beau :
Pour l'ennoblir, la rendre égale de l'oiseau,
Et pour la brillanter de vives étincelles,
A la pauvre chenille, il ne faut que des ailes !
Le nègre, libre un jour, sous tes beaux cieux brûlants,
En brave travailleur, viendra servir les blancs.
A l'œuvre ! Sois la main qui délivre et protège.
Voilà ce que les sœurs des pays de la neige,
Des champs sans goyavier, sans colibri vermeil,
Viennent dire à leur sœur des pays du soleil.