Les Stoïques
Peut-être est-ce bientôt mon tour.
André Chénier
Et je pense à la mort, & toujours cette idée
Revient plus menaçante à mon âme obsédée.
— Or, quand la maladie autrefois m'accablait ;
Quand je sentais la vie en moi qui s'en allait ;
Quand, instruite de tout & mesurant moi-même
Le temps & le danger sur ma faiblesse extrême,
Je contemplais mon sort sans trouble & sans chagrin,
On s'étonna souvent de voir mon front serein :
Car on ne savait pas quelle force invincible,
Quel instinct inconnu me criait : Impossible !
Et quel rêve secret, écartant tous ennuis,
Rouvrait mon horizon & visitait mes nuits.
— Aujourd'hui revenue à la santé, trempée,
Au moins le crois-je ainsi, comme une bonne épée
Pour les combats futurs par les tourments passés
(Est-ce erreur de mes yeux éblouis & lassés,
Regret de perdre trop en laissant davantage,
Doute, pressentiment, lâche instinct, faux présage ?),
J'y songe plus souvent avec bien plus d'émoi.
Je me dis : Si demain ne venait pas pour moi !
Et cette question aussitôt se présente :
Suis-je prête ? - L'épreuve est parfois si pressante
Que je sens mon cœur battre & mon front se pencher,
Comme si l'ange noir venait de me toucher.
Ainsi quand vient le jour après la lutte horrible,
En retrouvant la vie à ce souffle terrible
Qui prend leur dernier râle aux bouches des mourants,
Celui qu'on vit tomber le premier dans les rangs,
Celui qu'on croyait mort se soulève & regarde :
Autour de lui les champs, sous cette aube blafarde,
S'étendent tout unis & comme nivelés ;
Arbres, moissons, soldats gisent entremêlés,
Et les bruits furieux de la grande bataille
Se sont éteints dans cette immense funéraille.
Étonné plus qu'heureux, celui qu'on croyait mort
Scrute ses souvenirs confus avec effort ;
Il revoit chaque chose & soudain se rappelle
Que son sang coulait rouge & qu'il l'échappa belle.
Et pensant au combat de demain, lentement,
— Car il sait ce qu'on brave en un pareil moment, —
Il marche à son drapeau qu'il vient de reconnaître,
Et se dit que demain il n'ira plus peut-être ;
Mais qu'une fois ou l'autre avec ces pauvre corps
Il restera tout froid à son tour, & qu'alors...
Et je songe à la mort, & toujours cette idée
Revient plus menaçante à mon âme obsédée.