Rêves et Réalités
LE DESTIN
SONNET.
Quand le Destin étendit sur ma tête
Le ciel de plomb, plein d'ombre et de tempête,
Qui m'enveloppe et ne s'éclaircit pas,
Et d'où la foudre éclate avec fracas ;
"A tous les maux, me dit-il, tiens-toi prête,
Car ma loi fauche et jamais ne s'arrête ;
Tu m'es acquise : en vain tu te débats,
Mes nœuds de fer entraîneront tes pas.
Rêve après rêve, ivresse après ivresse,
Enthousiasme, illusion, jeunesse,
Il faut tout fuir, il faut tout arracher.
En vain ton cœur crie : Amour et Génie !
Je suis la Faim et je suis l'Ironie :
Roule où la mort t'ira bientôt chercher !"
Celui qui n'a pas vu se dresser devant lui
La misère au teint hâve, aux longs bras de squelette,
Qui n'a pas entendu dans sa nuit inquiète
Comme un rire hideux du spectre qu'il a fui ;
Celui qui n'a jamais crié sous ses étreintes,
Qui, robuste et joyeux, a toujours eu du pain ;
Celui qui ne sait pas ce que c'est que la faim,
Celui-là, s'il gémit, ah! ses larmes sont feintes !
Comme un vain bruit du vent son vain sanglot se perd,
Rien en lui ne me touche : il n'a jamais souffert !
Lundi, 19 septembre 1853.