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Les Oiseaux de passage

LE VOYAGEUR

I.


Je veux partir, je veux partir,
Et laisser ma ville en arrière,
Ses toits, son clocher, sa barrière :
C'est ma prison, j'en veux sortir.
Un cheval à la jambe fine,
Qui saute fossés et ravin !
Ou bien encore une berline
Qui roule sur le grand chemin !
Un vaisseau qui glisse sur l'onde !
Un vaisseau ! Qu'il souffle un bon vent,
Et je passe ce pont mouvant
Qui va du vieux au nouveau monde.


J'irai voir l'Occident ; l'Orient, jardin vert,
Où tout est feux au ciel, dans les yeux, dans les âmes
Voir les déserts, les mers et leurs mousseuses lames ;
Les volcans, bouches de l'enfer ;
Les montagnes : J'irai sur leur tête glacée ;
L'aigle verra mes pas sur les plus hauts sommets :
Je veux poser mes pieds où vous n'avez jamais,
Vous tous, posé que la pensée !

Antilles, je veux voir vos îles de senteurs ;
Belle Espagne, cueillir tes grenades vermeilles,
Et tes dattes, Égypte ; à toutes les corbeilles
Prendre des fruits, sentir des fleurs ;
M'asseoir sous l'aloès, où l'Indien s'arrête,
Et sous les hauts palmiers, parasols des déserts,
Voir chaque aigrette, voir les panaches divers
Dont le globe pare sa tête.

Sous vos cieux nuageux, où c'est toujours le soir,
Sous vos cieux de saphir, magnifique coupole,
Sous vos cieux de vermeil, où le colibri vole,
Peuples divers, j'irai vous voir ;
Voir l'espèce géante, et noire, et blanche, et naine,
Et le moule que Dieu fit pour chaque pays ;
Voir comment il tailla tous vos corps infinis,
Le grand sculpteur en chair humaine !

J'irai te trouver, nègre, ô frère des démons,
Nègre aux deux yeux ardens sur une face noire ;
Albinos, mort vivant, aussi blanc que l'ivoire ;
Et toi, More cuivré. Partons !
Je veux partout voir l'homme aimer, souffrir, et vivre ;
Savoir si l'âme change ou lance un même éclair,
Quand on la voit briller sous les masques de fer,
Sous ceux d'albâtre et ceux de cuivre.

Oh ! voyager ! semer ses jours dans maints climats,
Semer sur maints chevets ses rêves, et sans cesse
Voir et passer ! mon cœur en bondit ! quelle ivresse !
Juif errant, je ne te plains pas :
Toi, maudit, parcourir le globe vert et riche !...
Oh ! pour le châtier, votre Juif passager,
Seigneur, en saint de pierre il fallait le changer,
Et puis le sceller dans sa niche !

Mais c'est trop m'engourdir à rester sous mon toit !
Marchez, mes pieds, marchez, touchez chaque rivage ;
Vous, mes yeux, regardez, pendant mon long voyage,
Tout ce que l'œil du soleil voit !
Terre, allons, montre-leur chaque pan de ta robe ;
Respirez, mes poumons, les airs de tous les cieux ;
Toi, ma vaste pensée, à mon retour, je veux
Que tu rapportes tout le globe !

II.


Puis, je veux, ô mon jeune cœur,
Puis, je veux, ô ma tête folle,
Aimer partout, c'est le bonheur ;
Amérique, aimer ta créole,
Qui sera ma liane en fleur !

Dans notre Europe catholique,
J'aurai ma sainte ; mes houris
Dans l'Asie et puis dans l'Afrique :
J'aurai partout un paradis,
Avec quelque femme angélique.

Quand j'irai sur les flots mouvans,
Vingt souvenirs de jeunes femmes
M'y suivront gracieux, vivans.
J'enverrai des soupirs de flammes
Sur les ailes des quatre vents !

Créole, odalisque, sauvage,
Oh ! délice de vous aimer !
Mon cœur sera comme une cage
Où l'on se plait à renfermer
Des oiseaux de chaque plumage.

III.


Mère, sœur, vous restez ; adieu ! Les grands chemins
Sont à nous, jeunes gens ; à vous, femmes, vos gîtes,
Beaux cygnes, rarement vous quittez les bassins
Où vos cabanes sont construites.

Vous en savez par cœur tout le bord, tous les flots ;
Là, toujours vous nagez, montrant vos blanches ailes,
Votre col souple ; là, vos petits sont éclos ;
Là, tombent vos plumes si belles.

Je ne suis pas un cygne, oh ! moi, j'aime à changer
D'air, de rivage ; et loin du bassin je m'élance !
Je suis comme ces grands poissons qui, pour nager,
N'ont pas trop de la mer immense !

Qu'un autre soit cloué toujours au même port ;
Et qu'au même foyer, dans la même cellule,
L'heure de sa naissance et l'heure de sa mort
Sonnent à la même pendule ;

Moi, je ne mourrai pas sous mon toit ! Je mourrai
Sous le sable au désert, ou dans quelque naufrage !
Peut-être, sur les flancs d'un mont, je resterai
Sous l'avalanche un jour d'orage !

Autour de moi, la foudre et les vents chanteraient
Mon chant de mort ; drapés en tenture pendante,
Les nuages tout noirs, où des éclairs luiraient,
Me feraient ma chapelle ardente !

Mêlerai-je ma cendre au sol du Musulman,
Aux terres de l'Europe, aux terres d'Amérique ?
Je ne sais. Sera-t-elle un jour cèdre au Liban,
Cyprès du Nord, palmier d'Afrique ?

Mon âme, prendras-tu ton vol vers un ciel gris ?
Fuiras-tu dans le ciel de rubis, de merveille,
De l'Orient, afin d'entrer au paradis
Par la porte la plus vermeille ?

IV.


Le Vaillant va partir, le pilote est à bord.
Ma ceinture de cuir pleine d'or, mon bagage ;
Vite ! je ne veux plus tourner dans notre port,
Comme un écureuil dans sa cage.

Marchons vers le vaisseau, marchons ! Partir, bonheur !
Puisque Dieu me donna toute une large sphère,
Je m'en vais parcourir mon domaine : un seigneur
Doit toujours visiter sa terre.

Capitaine, attendez-moi donc !...
On a levé l'ancre ; les voiles,
Qu'on déferle, gonflent leurs toiles ;
Enfin me voici sur le pont !
Guide mon navire, pilote,
Qu'il passe au large en bon nageur ;
Mais sa quille se meut et flotte,
Il part !... Adieu mère, adieu sœur !
Si je meurs dans les grandes ondes,
Priez, priez, afin que Dieu
Me laisse aller dans son ciel bleu,
Pour voyager dans mille mondes !

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