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Les Oiseaux de passage

LE SAUVAGE


Il s'en va, l'homme à la peau blanche,
Qui disait : Viens voir ma cité.
Fuir mes forêts de liberté,
Mon enfant, mon hamac qui penche,
Fuir ma compagne au teint si beau,
Au pagne fin, au doux visage !
Qu'il rejoigne seul au rivage
Sa case qui marche sur l'eau.


Son grand monde est, dit-on, plus loin que ces savanes,
Il faut passer ce fleuve, et puis ces longs déserts,
Et ces mers, et ces bois tout parés de lianes,
Et d'autres bois, et d'autres mers.
Oh ! j'aurais dit : Pars seul, m'eût-il fallu lui rendre
Ses présens ; ses couteaux d'acier fins et coupans,
Ses sonnettes au chant si clair qu'il semble entendre
Les écailles de nos serpens.

Comme des nids d'oiseaux, nos abris sont fragiles :
Il dit les siens brillans, avec des murs épais ;
Mais je sais qu'au-dessus de ces cases des villes,
On voit s'élever des palais.
Nous recouvrons nos toits de joncs qu'on entrelace,
De pailles de maïs, de branches de gommiers ;
Mais ils sont tous égaux, et rien ne les dépasse,
Que les feuilles de nos palmiers.

Leurs sièges sont, dit-il, des chaises veloutées ;
Moi, j'aime mieux, avec mes haches ou mes dards,
Conquérir, pour m'asseoir, quelques peaux tachetées
De tigres rouges, de jaguars.
Il parle de miroirs qui doublent le visage ;
Mon miroir, c'est ce fleuve ; il est grand, sans apprêts,
Sans entourage d'or ; son cadre est un rivage
De montagnes et de forêts.

Là-bas, une pendule, où l'aiguille s'avance,
Marque instant par instant chaque jour qui s'enfuit ;
Ici, nous mesurons largement l'existence
Par le matin et par la nuit.
Tout le luxe mesquin de sa riche demeure,
Je le méprise, moi. Voici, dans ce ciel bleu,
Notre pendule à nous, ce beau soleil, où l'heure
Se lit sur un cadran de feu !

Dans un sombre caveau, dans un tombeau superbe,
Sous des pierres, il dit qu'ils font sceller leurs morts ;
Nos pères sont ici couchés sous un peu d'herbe ;
Nul marbre ne pèse à leur corps ;
Sur le simple gazon, un palmier qui s'élève,
Monument du désert, se dresse au-dessus d'eux,
Fait vivre leur poussière, et la prend dans sa sève,
Puis la fait monter vers les cieux.

Ses dieux restent cachés ; mais ceux de nos savanes
Sont les astres d'en haut ; c'est le soleil qui luit.
Tous les soirs je lui dis : « Viens mûrir nos bananes,
« Au goyavier suspends son fruit ;
« Réchauffe tout mon corps par ta vive lumière ;
« Jaunis les verts maïs que nous te confions. »
Et chaque jour il vient répondre à ma prière
Avec sa flamme et ses rayons.

Nous adorons la lune et l'étoile brillante ;
Nous n'avons que des dieux de lumière et de feux.
Nous leur parlons au bois, près de l'oiseau qui chante,
Et sous les palmistes ombreux.
Le blanc voulut ici faire un temple de pierre,
Mais nous avons brisé son temple et son autel.
Nous, sous des murs voûtés enfermer la prière
Qui ne peut plus voler au ciel !

Il s'en va, l'homme à la peau blanche ;
Oh ! qu'il parte ! à lui la cité,
A moi mes bois de liberté,
Mon enfant, mon hamac qui penche,
Et ma compagne au teint si beau,
Au pagne fin, au doux visage !
Qu'il rejoigne seul, au rivage,
Sa case qui marche sur l'eau !

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